CHAPITRE IX
Quatre membres du Parti de suprématie humaine avaient lié Merrys au tronc d’un corable. L’un portait, au bout de son bras gauche, un énorme bandage imbibé de sang. De sa main restante, il tenait une bouteille dont il portait régulièrement le goulot à sa bouche buvant de grandes rasades d’un alcool ambré qui lui dégoulinait sur le menton. Ses ricanements ponctuaient de temps à autre la gestuelle obscène des trois autres, affairés à déchirer morceau par morceau ce qui restait de la robe de la jeune femme. Leurs vêtements noirs se confondaient avec l’obscurité et leurs visages se découpaient dans la nuit comme des masques grimaçants.
Merrys ouvrait des yeux à la fois terrorisés et résignés sur ses tortionnaires. Elle présumait que le transfert du peuple ewan était terminé et que personne ne viendrait la délivrer. Elle était restée un long moment choquée après l’accident. Le chauffeur avait poussé un juron et donné un brusque coup de volant pour éviter un obstacle. La voiture avait effectué un impressionnant travers avant de se renverser et de glisser sur le toit sur plus de cinquante mètres. La tôle avait produit un frottement effrayant sur le corail broyé, des étincelles s’étaient ruées en gerbes par la vitre brisée, lui avaient piqueté le visage. Elle ne se souvenait plus de quelle manière elle s’y était prise pour sortir du véhicule, ni comment elle s’était retrouvée dans les griffes de ces quatre-là. Elle s’était réveillée attachée à cet arbre, aux prises avec une terrible migraine, seule séquelle apparente de l’accident. Elle avait reconnu les deux suprêmes qui l’avaient rudoyée dans la chambre de Rohel et elle avait compris que, contrairement à ce qui s’était passé dans le bâtiment des hôtes de marque, elle ne se sortirait pas indemne de cette nouvelle confrontation.
Ils la dévêtaient petit bout par petit bout, l’insultaient, lui promettaient une très longue agonie, s’arrêtaient de plus en plus souvent pour boire, revenaient à la charge, les yeux injectés de sang, l’haleine empestée d’alcool. À plusieurs reprises, ils avaient extirpé leur sexe du fouillis de leurs vêtements et, riant aux éclats, avaient uriné à ses pieds. Ils avaient promené le tranchant d’une lame d’écailles sur son cou, sur ses seins, sur son ventre.
— Appelle donc tes amies les phaleines, la torce !
— Tu aurais dû rester à la surface avec les dolphes !
— Tu ne devines donc pas ce qui va t’arriver, la voyante ?
Le plus virulent des quatre était sans conteste le suprême à qui Rohel avait tranché la main. Obligé de s’abrutir d’alcool pour supporter la douleur, il s’approchait de la jeune femme jusqu’à la toucher, la fixait dans les yeux et lui crachait au visage après lui avoir lancé une bordée d’injures. Il avait perdu beaucoup de sang et son extrême pâleur soulignait la dureté de ses traits.
Parfois ils s’asseyaient autour du feu de bois et se félicitaient d’être restés dans Édée pendant que les autres se rendaient à l’aéroport. La chance leur avait souri : ils étaient tombés sur la torce qui symbolisait les malheurs d’Ewe en général et le malheur de l’un d’eux en particulier. Elle allait payer pour cet exode insensé et pour cette main coupée. Ils avaient toute la nuit pour exécuter la sentence. La vengeance avait le goût exquis de la perversité lorsqu’elle se faisait désirer.
D’un geste maladroit, l’un d’eux arracha le dernier carré d’étoffe qui subsistait de la robe de Merrys et dévoila sa toison pubienne aussi blanche que ses cheveux. Tétanisés, comme intimidés, ils contemplèrent un moment ce buisson neigeux qui ne voilait qu’imparfaitement la naissance du sillon vulvaire.
Ce fut le suprême à la main coupée qui reprit le premier ses esprits. Il lâcha la bouteille, qui se vida sur l’herbe dans un borborygme prolongé, et entreprit de se défaire de sa combinaison.
— À moi l’honneur ! éructa-t-il en brandissant son bras bandé.
Il ne lui fut guère facile de dégrafer les attaches de son vêtement, d’autant qu’il refusa l’assistance des autres avec une certaine agressivité. À l’issue de longues contorsions, il parvint toutefois à rabattre l’ensemble sur ses cuisses et à dégager son bassin. Il s’avança vers la torce et, du pied, lui écarta sans ménagement les jambes. Merrys s’affaissa de quelques centimètres. L’écorce du corable lui écorcha les épaules, le dos, les cordes lui mordirent cruellement les poignets et les bras.
— Quand nous en aurons assez de te saillir, nous te couperons les deux mains et nous te les enfournerons dans le ventre ! beugla le suprême d’une voix démoniaque.
— Les Parteks te tueront sûrement avant que je sois morte, murmura-t-elle.
Il ricana, plaqua les doigts de sa main valide sur le bas-ventre de la jeune femme et lui pinça brutalement les nymphes. Elle voulut regimber, se redresser, interdire à ce butor d’explorer plus avant ses replis intimes, mais la douleur et la fatigue se conjuguèrent pour la maintenir dans son inconfortable position.
Il lui entoura les hanches et la tira brusquement vers lui. Elle bascula vers l’arrière. Seules ses épaules et sa nuque restèrent en contact avec le tronc. Elle eut l’impression que des épingles enflammées s’enfonçaient dans ses articulations martyrisées. Le sexe court et noueux du suprême, d’une dureté de pierre, lui effleura le bas-ventre. Les jambes repliées, il soufflait comme un morcerf, prenant visiblement un malin plaisir à retarder le moment de la défloration.
Le visage de Rohel traversa l’esprit de Merrys. Dans quelle mer intermédiaire se trouvait-il maintenant ? Elle n’avait pas eu le temps de le connaître et c’était le regret qu’elle emporterait dans la mort.
— Tu vas enfin recevoir l’amour humain, la torce ! cracha le suprême.
Les autres se déshabillaient à leur tour en lâchant des rires à la fois grivois et troublés. Il y avait encore une part d’enfance dans ces apprentis bourreaux, et les remords assombrissaient l’ivresse que leur procurait le supplice de cette femme.
Des larmes brûlantes roulaient sur les joues de Merrys, des crampes lui envahissaient les bras, les fesses, les jambes.
— Maintenant ! grogna le suprême.
Il n’eut pas le temps de la pénétrer. Une ombre surgit de la nuit et se précipita sur lui. Ses vertèbres cervicales craquèrent comme du bois mort. Il s’effondra contre la torce, glissa sur le côté, s’affaissa silencieusement sur le dos.
L’intervention de l’inconnu avait été si précise, si rapide, que les autres se demandèrent s’ils n’avaient pas été le jouet d’une hallucination. Cependant, devant l’immobilité persistante, la bouche entrouverte et les yeux révulsés de leur condisciple, ils durent se rendre à l’évidence et la peur supplanta rapidement l’excitation. Fébriles, ils scrutèrent les ténèbres environnantes et entreprirent de se rhabiller – les combinaisons tire-bouchonnées sur les jambes ne facilitaient pas les mouvements et la nudité s’accompagnait d’un fort sentiment de vulnérabilité.
L’ombre surgit une deuxième fois et fondit sur le suprême qui avait eu la mauvaise idée de se tenir à l’écart des deux autres. Quelque chose de tranchant lui broya le pharynx. Il battit l’air de ses bras, tomba à genoux à proximité du feu et, lorsque son cerveau privé d’oxygène cessa de fonctionner, il s’affala lourdement dans les braises rougeoyantes. Une âpre odeur de viande grillée se répandit dans la nuit.
L’ombre ne s’évanouit pas dans l’obscurité comme à l’issue de sa première attaque. Elle se retourna et se dressa face aux deux survivants, à demi fléchie sur ses jambes, les bras collés le long du corps.
— Vos combinaisons !
La voix grave avait jailli comme un coup de fouet.
— Mais… protesta un suprême.
— Donnez-les-moi ou je vous les prends de force !
Ils se hâtèrent d’acquiescer d’un mouvement de tête, se défirent aussi vite que possible de leur vêtement et le lancèrent aux pieds de leur interlocuteur. Ils reconnaissaient à présent le princeps hors-monde, l’homme dont l’épée brillait avec autant d’intensité qu’une étoile, et leur saisissement se transformait en panique.
— Fichez le camp !
Ils n’eurent pas besoin de se le faire dire deux fois. Oubliant leurs chaussures et leur dignité, ils s’éloignèrent dans la nuit aussi nus et désemparés qu’au jour de leur naissance.
— Rohel… gémit Merrys avant de s’évanouir.
Les ratés du moteur étaient de plus en plus fréquents, de plus en plus alarmants. Merrys, qui connaissait parfaitement les lieux, avait guidé Rohel dans le dédale d’Édée. Ils roulaient sur la route de l’aéroport depuis une dizaine de minutes.
Il avait récupéré les combinaisons des deux suprêmes, avait détaché la jeune femme, l’avait transportée jusqu’à la voiture et installée sur la banquette arrière sans perdre du temps à la rhabiller. Elle avait repris connaissance dès qu’il avait appuyé sur la pédale de l’accélérateur. Elle s’était assise derrière lui, s’était demandé pendant quelques secondes ce qu’elle fabriquait à l’intérieur de ce véhicule, puis les douleurs de ses bras, de ses épaules et de son bas-ventre s’étaient réveillées, elle avait vu les marques bleuâtres sur ses avant-bras et ses poignets, et elle avait recouvré la mémoire. Elle avait humé l’haleine fétide du suprême, senti la pulpe de ses doigts sur ses lèvres, perçu les étincelles qui lui picoraient les joues et le front, entendu le crissement de la tôle sur le revêtement de corail broyé… Elle avait libéré un long hurlement de colère et de dégoût. La brusque envie l’avait traversée de contempler l’océan, de goûter la caresse du vent et de Bélem-Ter, de communiquer avec les cétacés, puis elle avait pris conscience que Rohel était revenu la chercher, la délivrer, et ses tourments s’étaient évanouis comme par enchantement.
Il lui avait ordonné de passer une combinaison de suprême. Elle s’était exécutée malgré le dégoût qui s’était emparé d’elle à la vue et au contact de cette étoffe. Bien qu’elle eût choisi la plus petite des deux, elle avait été obligée de retrousser les manches et le bas des jambes.
— J’aurais pu m’arrêter dans la première maison pour prendre une robe, avait-elle remarqué.
— Ces combinaisons nous seront peut-être utiles à l’aéroport…
Elle lui avait caressé les cheveux.
— Comment pourrais-je un jour te remercier ?
— En restant toi-même.
Le moteur rendit l’âme à proximité de l’aéroport. Le Vioter se revêtit de la deuxième combinaison noire, un peu trop petite pour lui, et glissa le fourreau de Lucifal contre sa poitrine. Ils parcoururent à pied la courte distance qui les séparait des hangars et des bâtiments administratifs. Merrys était dans un tel état d’épuisement qu’elle dut déployer toute sa volonté pour marcher sans requérir l’assistance de Rohel.
Les navettes poursuivaient leur incessant ballet, mais elles atterrissaient et décollaient à vide, et, phénomène étrange, suivaient une trajectoire identique, comme si elles se dirigeaient toutes vers le même endroit.
— Trop tard, gémit Merrys. Les techniciens ont brouillé les codes des programmateurs automatiques.
Un brouhaha de voix et de cris couvrait les bourdonnements des moteurs.
Ils contournèrent les bâtiments plongés dans une obscurité totale et se dirigèrent vers les pistes. Les navettes se posaient à tour de rôle sur le même emplacement. Elles n’y restaient qu’une vingtaine de secondes avant de repartir, libérant la place pour celle qui attendait, suspendue une dizaine de mètres au-dessus du sol. Leur chorégraphie avait quelque chose de métronomique, de lancinant. Les lueurs furtives des lampes des compartiments révélaient les inégalités du revêtement corallien, défoncé par endroits à force d’avoir été compressé, effleuraient les portes grandes ouvertes des hangars voisins, les corps allongés sur le sol et les silhouettes des suprêmes qui déambulaient entre les bâtiments.
Le Vioter et Merrys s’immobilisèrent à l’intérieur d’une zone d’obscurité. Des membres du Parti de suprématie humaine passèrent à quelques mètres d’eux mais ne leur accordèrent qu’une attention distraite.
— Nous attendrons le dernier moment pour embarquer, dit Rohel à voix basse. Nous devrons rester le moins longtemps possible dans la lumière des navettes.
— Embarquer ? Pour aller où ? À l’heure qu’il est, les couloirs des mers intermédiaires ont été rebouchés…
Il désigna la voûte rocheuse d’un mouvement de menton.
— Nous n’avons pas le choix. Nous aviserons là-haut.
— Tu n’aurais pas dû retourner à Édée, Rohel. Je ne te connais pas, mais je devine que la vie d’une seule femme n’est rien en comparaison de ta quête.
Il lui effleura la joue d’un revers de main.
— Ma quête, je le sais, passe aussi par toi. Est-ce que tu peux courir ?
Elle cligna des paupières en signe d’acquiescement.
— À mon signal, nous foncerons en direction de la navette.
*
Les trois quarts de la population ewan avaient fui la terre intérieure. Ab-Siuler se contenterait, après son acte d’allégeance au commandement partek et, par extension, à Hamibal le Chien, de régner sur le quart restant, mais il n’était pas mécontent de la tournure des événements : les réfugiés qui auraient survécu dans les gouffres privés d’oxygène regagneraient tôt ou tard le ventre d’Ewe et n’auraient pas d’autre choix que d’accepter la loi de Suprématie humaine. Il avait gagné une bonne partie de l’administration torcienne et le Digniterre à sa cause, et il avait obtenu des garanties sur leur soutien ultérieur. Sans l’intervention du hors-monde et de son étrange épée de lumière, il aurait dissuadé ses complanétaires de se lancer dans l’aventure incertaine de l’exode et, s’appuyant sur une coalition formée d’officiers de la garde, de membres de la religion de la Nature et des milliers de suprêmes de son armée personnelle, il aurait renversé le parlement.
L’irruption des vaisseaux parteks dans l’espace aérien d’Ewe et le passage de ce hors-monde avaient bouleversé ses projets, arrêtés de longue date, mais il rétablirait la situation sans grande difficulté. Il voyait même dans la fuite des parlementaires et de la population une excellente occasion de conquérir le pouvoir sans recourir à la force. Il lui suffirait de rassembler ses hommes, de les installer dans les locaux du parlement, de se proclamer souverain d’Ewe, d’imposer l’ordre et de mettre à mort tous ceux qui refuseraient de se soumettre à sa loi.
Debout dans la salle de contrôle, il observait d’un œil distrait les navettes qui se posaient l’une après l’autre sur la même portion de piste. Il avait ordonné à ses hommes de couper les circuits automatiques de régulation des vols, mais la destruction des consoles et le sectionnement des câbles n’avaient pas suffi à interrompre le trafic aérien, d’autant plus agaçant qu’il était inutile. Il ne comprenait pas les raisons pour lesquelles les techniciens avaient paramétré cet étrange manège avant de partir, ni pourquoi ils avaient dissimulé les programmateurs dans un endroit secret, mais il se doutait que ce n’était pas une simple lubie de leur part, que cette opération dissimulait une intention précise.
— Elles continuent peut-être de tourner en prévision de leur retour, avait suggéré quelqu’un.
— Primo, ils se sont répartis dans dix mers intermédiaires et les navettes se dirigent toutes vers le même point, ce qui semble exclure cette éventualité, avait rétorqué Ab-Siuler. Secundo, dans leur logique, ils n’auraient pas dû les laisser en fonctionnement dans la mesure où elles risquent de trahir leur cachette. Enfin, ils avaient la possibilité d’établir une programmation différée.
Mais il avait eu beau tourner et retourner toutes les hypothèses dans sa tête, il n’était pas parvenu à trouver une explication rationnelle à ce phénomène.
— Ordonnez à quelques suprêmes d’embarquer et d’aller voir de quoi il retourne, avait proposé l’un de ses seconds.
— J’ai besoin de tous mes hommes sur la terre intérieure, avait-il répondu d’un ton sans réplique.
L’aube ne tarderait plus à se lever. Des frissons de clarté, annonciateurs du jour, couraient sur la roche photogène de la voûte et jetaient des éclats fugaces sur les stalagmites de l’arche.
Figé contre la baie vitrée de la salle de contrôle, Ab-Siuler ne se décidait pas à retourner à Édée, comme s’il ne pouvait pas quitter l’aéroport sans avoir percé le mystère des navettes, dont les traces lumineuses formaient une ligne continue dans le lointain. Il lui fallait pourtant agir sans attendre, revoir d’urgence l’organisation de la terre intérieure afin de présenter un visage convenable au visiteur partek. Des suprêmes avaient emprunté les véhicules parlementaires pour inspecter les rues de la cité et en étaient revenus avec d’alarmantes nouvelles : les scènes de pillage se multipliaient et transformaient la capitale en un gigantesque dépotoir. Les entrepôts de grain et de produits de première nécessité avaient été dévalisés. Les morcerfs échappés de leurs enclos se dirigeaient en masse vers les vastes étendues désertiques d’où ils étaient originaires.
— Si nous laissons l’anarchie s’installer, nous aurons du mal à reprendre la situation en main, avança un second.
Ab-Siuler se retourna et lui décocha un regard venimeux. Les réserves d’énergie étaient pratiquement épuisées et les lampes ne diffusaient plus qu’une lumière anémique.
— Nous écraserons comme de la vermine les inconscients qui se placeront en travers de notre chemin ! gronda-t-il en brandissant son poing fermé. Rassemblez les hommes. Dès l’aube, nous investirons Édée et nous proclamerons l’avènement de la Suprématie humaine.
Les seconds et les suprêmes qui l’entouraient poussèrent des vivats. À cet instant, des mouvements inhabituels, confus, agitèrent la piste de l’aéroport.
Deux silhouettes vêtues de noir pénétrèrent en courant dans le halo de lumière projeté par les lampes de l’appareil qui venait de se poser. Ab-Siuler ne put retenir une grimace de surprise lorsqu’il reconnut Rohel Le Vioter et Merrys Ib-Ner. Il crut d’abord qu’il était victime d’une illusion d’optique, puis il dut se rendre à l’évidence : l’homme et la femme qui fonçaient vers la navette étaient bel et bien le princeps hors-monde et la torce dont les interventions avaient motivé la résolution du parlement. L’étonnement le laissa sans réaction pendant une poignée de secondes, puis un voile se déchira dans son esprit et il établit la relation entre le mouvement perpétuel des navettes et l’apparition des deux fuyards. Quelque chose les avait retardés et les techniciens avaient programmé les navettes de manière qu’ils puissent gagner à leur tour le couloir d’une mer intermédiaire. Cette explication avait le mérite de fournir un éclairage satisfaisant, cohérent, aux différentes interrogations soulevées par cette absurde chorégraphie aérienne : si les appareils continuaient d’aller et venir, c’était sans doute pour offrir une chance aux deux retardataires de se joindre à la multitude en fuite, et, s’ils étaient programmés aux mêmes coordonnées, c’était probablement parce que les parlementaires n’avaient laissé qu’un seul couloir ouvert.
— Qu’est-ce qui leur prend ? s’étonna un second.
— Ils n’appartiennent pas à notre mouvement, intervint Ab – Siuler. Ils ont seulement dérobé des combinaisons de suprêmes pour passer inaperçus.
— Qui sont-ils ?
— De vieilles connaissances.
— Il faut les arrêter !
— Inutile : tôt ou tard, ils se rendront avec les autres et, alors, ils regretteront amèrement d’avoir contrarié mes projets.
Les deux fuyards s’engouffraient dans le compartiment par la porte grande ouverte. D’autres silhouettes convergeaient vers la navette dont le moteur montait déjà en régime, annonçant un décollage imminent. Pris au dépourvu par l’étrange comportement de leurs deux condisciples, les suprêmes qui déambulaient sur les pistes avaient mis du temps à réagir mais ils s’étaient ressaisis sur le coup de gueule de l’un de leurs responsables. Certains d’entre eux reconnurent l’homme et la femme qui, au cours de l’émeute de l’après-midi, avaient fendu la foule figée pour parcourir la centaine de mètres entre le bâtiment des hôtes de marque et le parlement. Ils accélérèrent l’allure mais la navette s’arracha du sol avant qu’ils n’opèrent la jonction. L’un d’eux eut cependant le temps de plonger vers l’avant, d’agripper le rail du sas d’embarquement encore ouvert. Soulevé comme une vulgaire feuille de corable, il se retrouva rapidement à plus de cinq mètres du sol. Les premiers instants de panique passés, il regroupa ses jambes qui pendaient dans le vide pour amorcer son rétablissement.
— L’imbécile ! grommela Ab-Siuler entre ses lèvres serrées.
Le président du Parti de suprématie humaine savait déjà de quelle manière s’achèverait cette scène. Les ténèbres environnaient la navette, mais les lumières du compartiment effleuraient encore les toits des bâtiments, les frondaisons des corables, le corps suspendu du suprême. Le hors-monde n’eut qu’à lui frapper les mains à coups de talon pour le contraindre à lâcher prise. Il s’abîma dans le vide, poussa un hurlement déchirant et s’écrasa sur le corail broyé des pistes.
— À Édée ! cria Ab-Siuler. Nous n’avons plus rien à faire ici.
— À Édée ! reprirent les autres en chœur.
*
La navette s’était stabilisée à moins de dix mètres de la voûte. Les taches lumineuses qui se formaient par endroits criblaient la roche d’étoiles instables.
— Le jour va se lever, murmura Merrys d’un air sombre. À cause de moi, tu cours désormais un grand danger…
— Sans toi, je ne saurais pas que le Chêne Vénérable s’est allié aux Parteks, à Hamibal le Chien, et je me serais peut-être jeté dans la gueule du loup.
Ils apercevaient les vitres éclairées de la navette qui les précédait, de celle qui les suivait, et qui gardaient avec la leur une distance constante. Ils avaient laissé derrière eux plusieurs hottes. Le cœur de Merrys avait battu plus fort lorsqu’ils étaient passés sous la cheminée Huit, dont elle avait eu la charge et que, malgré l’obscurité, elle avait reconnue sans l’ombre d’une hésitation. Les souvenirs des temps de l’insouciance avaient afflué dans son esprit. Elle s’était contenue pour ne pas éclater en sanglots. Le ventre d’Ewe ne retrouverait jamais la paix magnifique qu’il avait offerte à ses enfants pendant plus de dix siècles. L’image de ses parents revenait sans cesse la hanter et elle voulait encore croire qu’ils avaient eu la sagesse de quitter leur maison de Vatt-Laf et de se fondre dans la foule de l’exode.
La jeune femme se tourna sur son siège et fixa Rohel avec intensité.
— Je ne sais pas grand-chose de toi, commença-t-elle.
— Tu n’as pas besoin d’apprendre mon histoire pour me connaître.
— Après quoi est-ce que tu cours ? Après… qui ?
Il ouvrit la bouche pour répondre, mais la navette quitta tout à coup sa trajectoire rectiligne et amorça un large mouvement tournant. Ils distinguèrent au-dessus d’eux les pans obliques et caractéristiques d’une hotte. Une faible clarté soulignait les innombrables reliefs de la roche, ce calice tourmenté et renversé qui abritait un cœur ovale et anthracite.
Merrys se leva et se colla contre un hublot.
— La Seize.
Elle n’y était pas venue depuis sa période de formation, mais la forme typique de la cheminée – une vulve féminine écartelée – n’était jamais sortie de sa mémoire. La navette s’engagea dans le conduit, un passage assez large sur les premiers mètres et qui s’étranglait rapidement par la suite. Ils montèrent sur une distance que Rohel évalua à sept ou huit cents mètres. Partout, la roche se recouvrait d’un voile de clarté qui annonçait l’avènement du jour. Le ululement du moteur se répercutait sur les parois.
Merrys aperçut, plus haut, l’entrée du couloir de la mer Anthée. Ses parents ne l’y avaient jamais emmenée – son père n’aurait jamais délaissé son élevage de morcerfs et sa mère ne serait jamais séparée de son père – et elle n’avait pas trouvé le temps de la visiter, mais elle avait entendu dire que c’était la mer intermédiaire la plus visitée d’Ewe, même si elle n’occupait que la neuvième place dans l’ordre d’importance des gouffres. La raison en était qu’on y voyait en grand nombre des dolphes et des miarques, d’excellents compagnons de jeux pour les enfants. Son eau avait également la réputation de soulager divers maux comme les rhumatismes ou les sciatiques.
La navette s’immobilisa devant la bouche arrondie, attendit que l’appareil précédent ait libéré la place pour pénétrer à son tour dans le boyau et se poser dix mètres plus loin sur le sol rocheux. Le sas s’ouvrit dans un chuintement.
— La mer intermédiaire est loin de l’entrée ? demanda Le Vioter.
— Environ un kilomètre, je crois, mais le couloir aura sans doute été rebouché avant.
*
La mort dans l’âme, Jaliane Ib-Grel donna l’ordre aux quatre ramoneurs restés en sa compagnie de refermer le couloir. Ils avaient déjà trop attendu. Le cœur de la roche se recouvrait d’une teinte grise et sale qui précédait l’apparition du jour. La porte-parole avait pourtant tenté tout ce qui était en son pouvoir pour offrir une chance au princeps d’Antiter et à Merrys Ib-Ner de se réfugier avec son groupe dans le gouffre de la mer Anthée. Elle avait ordonné aux techniciens de l’aéroport de programmer l’ensemble des navettes à destination de la cheminée Seize (elles avaient peut-être cessé de fonctionner et regagné leur aire de stationnement, car les programmateurs avaient été paramétrés pour s’arrêter au petit jour, afin de ne pas éveiller les soupçons de l’envahisseur partek).
Elle se maudissait d’avoir séparé le hors-monde de Merrys. Elle avait perdu dans l’histoire ses deux meilleurs atouts, la torce parce qu’elle possédait un don exceptionnel de communication avec les cétacés, Le Vioter parce qu’il démontrait un sens aigu de la stratégie et un esprit de décision qui leur faisaient, à elle et à ses collègues du parlement, cruellement défaut.
Le muret s’élevait rapidement. Les ramoneurs étalaient à l’aide de truelles un mélange de corail et d’algues broyés qui se solidifiait en quelques secondes. Dans un souci de gagner du temps, elle avait choisi un passage où la voûte et les parois se resserraient. Elle le regrettait à présent, parce que le couloir serait hermétiquement obturé dans moins de cinq minutes et qu’elle avait ainsi diminué ses chances de revoir le hors-monde et la torce.
Elle se demanda s’ils auraient la capacité ou la force de détruire ces murs au cas où ils seraient placés devant l’obligation de revenir sur leurs pas.
Elle ignorait totalement ce que leur réservait l’avenir. Leur horizon semblait se rétrécir en même temps que se bouchait l’accès de la mer Anthée. La salinité de l’air lui irritait les yeux. Elle fixa jusqu’au vertige la perspective fuyante du couloir.